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C'est arrivé un mercredi
11 février 2018

Son dernier hiver

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C'était notre saison préférée. On adorait la neige, beaucoup plus abondante à l'époque que maintenant, enfin dans mes souvenirs de petite fille.

Je nous revois encore prendre le chemin de l'école, vêtues de nos gros anorak et de nos collants en laine. Les siens étaient rouges, toujours. Nos bonnets, tricotés main, mangeaient la moitié de notre visage et leur pompon énorme bougeait à chaque mouvement de tête.

Le soir, une fois la classe terminée, à la lueur des lampes communales, on regagnait la maison où nous attendait notre goûter : une tranche de pain un peu rassis que maman glissait dans le four de la cuisinière à bois, et sur laquelle elle disposait une barre de chocolat au lait. On enlevait nos manteaux et nos chaussures, maman ouvrait la porte du four, on posait nos petits pieds glacés dessus et on dégustait nos fabuleuses tartines. Le pain avait lentement grillé, formant à sa surface une croûte dorée que le chocolat fondu avait complètement recouverte. L'odeur gourmande de la préparation flottait dans l'air et embaumait toute la maison.

Le mercredi on s'élançait sur des luges de fortune que nous confectionnait notre grand-père. Il remplissait des sacs en plastique de paille, il les fermait avec des cordes pour former une poignée à laquelle on pouvait s'agripper et on passait la journée à glisser sur ces traineaux improvisés. Leur trajectoire était un peu hasardeuse, et on atterrissait souvent dans le fossé. Parfois on allait faire du patinage, qui n'avait d'artistique que le nom, sur les mares gelées du vieux moulin.

Un jour, il devait déjà être tard dans la saison mais il avait encore neigé, nous avons vu des oeufs de grenouille prisonniers de la glace. Par transparence, on distinguait nettement le noyau noir au milieu du glaire opaque, et on s'est pris de pitié pour ces pauvres bébés. Pour ne pas qu'ils aient froid, on les avait recouvert avec des roseaux séchés et on venait les voir tous les soirs après l'école. Un jour, on a remarqué que des dizaines de petites larves avaient pris la place des oeufs et, très fières de nous, on a couru raconté notre exploit à notre grand-père. "C'est bien les maguettes, dans quelques mois on pourra en manger". Il avait perdu la tête ou quoi, on n'avait quand même pas fait tout ça pour que les petites bêtes finissent dans une assiette. Opération sauvetage. On a récupéré le maximum de têtards dans un bocal et on l'a caché sous notre lit. Pour les nourrir, on leur donnait les aliments en flocons du poisson rouge, mais au bout d'une semaine l'eau du bocal était toute verte et plus rien ne bougeait. A l'évidence cette nourriture de leur convenait pas.  On a fait un trou dans le fond du jardin, près des pieds de rhubarbe, et on les a enterrés, un peu déçues , mais persuadées d'avoir fait une bonne action.

Je garde en permanence dans mon sac un petit album photo de nous deux. Parmi elle figure celle où nous sommes prises devant un monticule de neige presqu'aussi haut que nous. Je dois avoir sept ans sur cette photo, elle cinq. Le bonnet de guingois, les joues rougies par le froid, on s'enlace tendrement. On avait sûrement dû faire beaucoup de bêtises ce jour-là pour rire de la sorte, parce que c'était notre spécialité ça, les bêtises.

Aujourd'hui il ne neige pas, et ce n'est pas le vent glacial qui fait couler les larmes sur mes joues, c'est la tristesse. Il y a trois ans jour pour jour, ses yeux se sont refermés sur son dernier hiver.

Tu me manques Zabou.

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